Une vie dédiée à la liberté : entretien avec Alain MALRAUX, hommes de lettres et habitant du 8e arrondissement
- Catherine Lécuyer
- 9 mai
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours

J'ai eu le plaisir de m'entretenir avec Alain MALRAUX, homme de lettres, dramaturge et traducteur, le mercredi 7 mai, à son domicile de la rue de Miromesnil, dans le 8e arrondissement. Une conversation avec un esprit brillant, amoureux des arts et des lettres, qui fait écho au génie français à travers les âges. M. MALRAUX avait pris l'initiative de me contacter afin de me faire part de son soutien et de son souhait de s'associer à ma démarche pour sauvegarder le petit patrimoine populaire et redonner vie aux marionnettes du théâtre de Guignol des Champs-Elysées. Il a d'ailleurs cosigné la lettre ouverte à la Maire de Paris dont j'ai pris l'initiative avec Alexandre JARDIN, écrivain et habitant du 8e arrondissement, et Jean-François LEGARET, président de la Commission du vieux Paris.
Nous échangeâmes d'abord, bien sûr, sur sa vie exceptionnelle. Né en juin 1944, Alain MALRAUX est le fils adoptif et l'ayant-droit de son oncle André MALRAUX. Son père biologique, Roland MALRAUX, demi-frère d'André, est mort en déportation pendant la Seconde Guerre mondiale. Élevé par son oncle André, Alain MALRAUX a mené une carrière qui est une "ode à la liberté", pour reprendre la formule du Président de la République lorsqu'il le fît, récemment, chevalier de la Légion d'honneur. Il a travaillé comme producteur pour la télévision, notamment pour des émissions culturelles comme "Harmoniques" et "Demain à l'opéra". Il a été attaché culturel à l'ambassade de France à Rio de Janeiro. Passionné de théâtre, il est l'auteur de plusieurs pièces à succès. Il a également écrit des livres, dont Les Marronniers de Boulogne (prix Saint-Simon 1990) et L'Homme des ruptures (2016), un essai biographique sur André Malraux.
Les Marronniers de Boulogne est un témoignage poignant et intime sur son enfance et son adolescence auprès de son oncle et père adoptif, André MALRAUX, durant les années où ils vécurent à Boulogne-Billancourt (1945-1962). Le livre offre un regard unique et personnel sur la vie quotidienne de l'auteur de La Condition humaine (1933) et des Antimémoires (1967) après la Seconde Guerre mondiale. Alain MALRAUX le dépeint comme un homme complexe, loin de l'image publique de l'intellectuel engagé et du ministre, à la fois sublime et vulnérable, capable de moments de génie et de faiblesses. L'ouvrage explore la dynamique familiale particulière créée par le remariage d'André MALRAUX avec Madeleine, la belle-sœur de sa première femme et mère d'Alain. Ensemble, ils élèvent leurs fils comme trois frères. Les deux aînés se tuent sur une route de Bourgogne un soir de mai 1961. Ne resta auprès auprès du grand écrivain que le plus jeune des trois garçons, Alain, qui fut moins son neveu que son fils adoptif et spirituel pendant plus de 20 ans.
À travers ses souvenirs d'enfance et d'adolescence, Alain MALRAUX mit en lumière l'influence profonde qu'a eue son père adoptif sur sa vie et sa vision du monde. Il raconte les conversations, les silences, les habitudes et les moments de complicité qui ont tissé leur relation si particulière. Les Marronniers de Boulogne est ainsi un récit sensible et éclairant sur la figure d'André MALRAUX vue à travers les yeux de son fils adoptif, offrant une perspective nouvelle et touchante sur l'homme derrière l'œuvre. Le livre a reçu le prix Saint-Simon en 1990, récompensant la qualité de ce témoignage.
Nous échangeâmes ensuite sur l'avenir du théâtre de Guignol des Champs-Elysées. Alain MALRAUX lui-même garde de ce petit théâtre d'émouvants souvenirs d'enfant, de père et de grand-père. Lui aussi tient à ce que la magie de Guignol renaisse sur la plus belle avenue du monde. Il n'a pas hésité à mobiliser sa notoriété dans cette perspective.
Alain MALRAUX apprécie aussi le bouillon de culture qu'est le 8e arrondissement, riche de ses lieux d'histoire, de ses savoir-faire d'excellence, de ses musées. Il est attaché à que nous sauvegardions et valorisions son patrimoine, libérions sa création et accompagnions son rayonnement pour remettre la culture au cœur des habitants de l'arrondissement.
Enfin, M. MALRAUX me fit part des nombreux projets qu'il porte avec d'autres dans la perspective du cinquantenaire de la disparition d'André MALRAUX qui sera commémoré en 2026. Le programme prévisionnel sera à la hauteur de l'homme politique et intellectuel que fut son oncle et père adoptif.





Discours du Président de la République Emmanuel MACRON à l'occasion de la remise de la légion d'honneur à Alain MALRAUX
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs les ministres,
Monsieur le Premier ministre, Cher Bernard,
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,
Madame la Sénatrice,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts,
Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités,
Chers amis,
Alors, à mesure que l’on égrène la liste des destins célèbres ce soir, Philippe LABRO, Michel DRUCKER, Jean-Michel WILMOTE, Olivier NAKACHE, Éric TOLEDANO et Alain MALRAUX, c’est comme s’il retentissait le générique de Champs-Élysées sur tapis rouge au studio Gabriel. Naturellement, nous sommes à l’Élysée et c’est plutôt la Marseillaise qui rythmera dans nos têtes cet hommage de la Nation. Il n’en demeure pas moins que chacun le sent, ce soir est un soir de fête, fête de l’esprit, fête de la culture, fête populaire.
Monsieur Alain MALRAUX, 11 juin 1944, en Corrèze.
La veille, la division Das Reich a massacré les habitants d’Oradour. Ce jour-là, à la mairie de Dôme, ce jour-là, oui, deux femmes se présentent. La première, Josette, est la compagne d’André Malraux ; la seconde, Madeleine, professeure de piano au Conservatoire de Toulouse, a épousé Roland, frère du précédent. Roland a été arrêté. André, lui, se cache dans les maquis. Les deux femmes viennent déclarer la naissance d’un petit garçon à qui furent donnés cinq prénoms.
Le premier : Montgomery, honneur au vainqueur d’El Alamein, et trois autres ensuite : André, Roland, Claude : prénoms de son père et de ses oncles. Le dernier, enfin, Alain. “À peine arrivé, en somme, j’étais déjà commémoratif” : c’est vous-même qui l’écrivez avec cet humour pince-sans-rire, plein d’autodérision, cet esprit élégant et mélancolique qui est le vôtre.
Oui, à peine arrivé, vous étiez l’enfant d’un siècle fait de tragédie, d’héroïsme et de chagrin. Car ces cinq prénoms s’accolaient à un nom de légende, MALRAUX. Un nom comme un destin. MALRAUX, comme Roland, votre père, qui, avec ses deux frères, Claude et André, entrèrent en Résistance. Roland fut arrêté à Brive en mars 44, déporté en Allemagne et mourut un an plus tard, à l’âge de 33 ans. Claude, son petit-frère, arrêté à la tête d’un groupe de 80 résistants de Rouen, mourut lui aussi en déportation. Il avait 23 ans. MALRAUX, ce nom d’une fratrie indissoluble dans la Résistance.
À l’heure où la Nation a rendu hommage, huit décennies après, à ses libérateurs, comme à Colmar, voilà 10 jours, ville libérée, entre autres, par cette brigade Alsace-Lorraine, commandée par le colonel Bergé, alias André Malraux. Je veux rendre un hommage particulier à ce dernier et à ses deux frères, Claude et Roland.
Cher Alain, depuis toujours, vous veillez sur leur mémoire, enfant de cette tragédie qui fit de vous un orphelin dès la naissance. Un drôle d’orphelin, puisque fidèle à la promesse faite à Roland, son frère, André vécut avec votre mère, et de ce jour, vous considéra comme son fils, vous adoptant finalement. Commença ainsi une enfance dans le cercle des MALRAUX. Cercle formé par André, bientôt requis par ses responsabilités ministérielles, par votre mère Madeleine, qui vous transmit son amour du piano, par Florence aussi, votre complice éternelle. Florence Malraux, qui vous initia au souffle de la nouvelle vague, au grand air de Mai 68. Florence Malraux la révoltée, car comme vous l’écrivez, son père André fut le seul gaulliste à qui elle acceptait de serrer la main. Cercle familial pourtant marqué aussi par le deuil et le silence. Deuil des deux enfants d’André Malraux : Vincent et Gauthier. Vos deux grands-frère disparus dans un accident de voiture après la mort de leur propre mère.
Violence et tragédie de ces années de déchirure française que toute la famille vivra dans sa chair quand, en 62, l’OAS fomenta un attentat contre le domicile familial. Crime qui blessa une jeune fille logée au rez-de-chaussée. Enfance marquée par le silence. Silence de cet hôtel particulier de Boulogne, meublé d’un piano, de quelques fleurs, d’un bureau d’écrivain, décor de votre musée imaginaire. Scène originelle d’une enfance extraordinaire où passaient Romain Gary, Maurice Schumann, François Sagan, Georges et Claude Pompidou.
De ce nom, MALRAUX, oui, vous auriez pu être prisonnier. « L’art, a écrit André Malraux, c’est un anti-destin, un remède à la fatalité. »
Alors, par l’art, par l’exercice infini de votre liberté, vous avez écrit votre anti-destin, car votre vie tout entière est une ode à la liberté. Liberté par la musique, le piano que vous pratiquez encore aujourd’hui, en apprenant, en écoutant, humble disciple d’Horowitz, silhouette de votre enfance dont vous avez traduit la biographie, le piano que jouait votre mère, Madeleine, et lorsqu’elle se produisait en concert, vous passiez le récital à trembler pour des fausses notes qui, bien sûr, n’arrivaient jamais.
Liberté par l’opéra aussi, vous qui avez été de 1970 à 1974 producteur de deux émissions à l’ORTF, « Harmonique » d’abord, « Demain l’Opéra ».
Vous transmettiez votre passion. Le théâtre, ensuite, peut-être la grande affaire de votre vie, en tout cas, l’une de vos patries. Vous avez écrit « Là où vous êtes ». Vous avez traduit de nombreux textes pour les planches, Strindberg parmi tant d’autres, pour une mise en scène en 2005 d’Hélène VINCENT. Le théâtre, surtout, vous le connaissez par cœur, de Britannicus à Anouilh, et vous en tenez toujours la chronique dans Service littéraire.
La liberté, la liberté par la musique, la liberté par l’écriture. En 1978, alors que vous êtes attaché culturel à Brasilia, vous croisez la route de Jacques Chancel. Ce dernier vous met au défi. Si vous écrivez un livre sur MALRAUX, il vous présentera un éditeur. Et si le livre est édité, il vous invitera à Radioscopie. Vous vous exécutez. Mieux, vous achevez un ouvrage magistral, « Les marronniers de Boulogne », où, comme Proust, vous trouvez la langue pour ressusciter le temps perdu, l’enfance évanouie, les personnages qui, tels Swann, distillent une mélancolie sophistiquée. Vous-même, d’ailleurs, semblez appartenir en quelque sorte à cette tradition des Guermantes, celle des salons et de l’esprit où la conversation est érigée au rang des beaux-arts, et vous ne cesserez jamais de continuer ce fil de la littérature jusqu’au passage des grelots, tombeaux pour vos chers disparus : la littérature, le théâtre, l’écriture, les voyages.
Oui. Les voyages, autres chemins de liberté. Alors le Brésil, donc. Mais vous partez aussi à New York, où vous porterez la flamme de la culture et de la création française. Et sous le patronage de Bernadette CHIRAC, vous créez en 2007 une scène théâtrale en Amérique. Et ainsi, entre la 5ᵉ Avenue et Central Park, purent résonner les tirades de Cocteau ou Yourcenar.
Sur ces chemins de la liberté, un refus : la politique. Vous dites non à Jacques Chirac, maire de Paris, qui vous presse de travailler avec lui. La dernière fois, je le crois, que vous êtes venu à l’Élysée, c’était voilà 30 ans, pour célébrer l’entrée au Panthéon d’André Malraux, idée que vous aviez portée auprès du Président CHIRAC et de Pierre Messmer. 30 ans plus tard, votre famille s’est agrandie, une génération a passé, mais vous n’avez rien perdu de cette folle liberté qui est la vôtre. Parce que le meilleur remède à la fatalité, ce fut aussi d’inventer et d’inventer une famille pétrie de bonheur.
Aujourd’hui, vos enfants sont là, Laurent, Céline, Anne, nourris de théâtre et de mots, Ils sont venus avec leurs enfants, avec leur mère, Priscilla, avec cette tribu qui n’a pour vous qu’affection. Cher Alain, vous citez souvent cette maxime de La Bruyère, “chercher seulement à penser et parler juste”. Vous en êtes. Et dans toutes ces décennies de création et d’engagement, vous avez pensé, parlé et écrit juste. Mais surtout, vous avez vécu libre.
Alors, pour ce destin si singulier, pour cette vie au service de la littérature, de la création, de la musique et des arts, pour ce destin si français qui est le vôtre, je suis très heureux et très fier, au compagnonnage de ces dernières années, et ajoutant à tout le reste, de vous remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur.
Monsieur Alain MALRAUX, au nom de la République française, nous vous faisons chevalier de la Légion d’honneur.
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